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Les pigeons qui se prenaient pour des aigles


16 septembre 2017 Mensonges & Manipulation Réseau International 16 septembre 2017 Les cadres se font enfler par l’illusion d’être du côté des dominants. Ils collaborent activement à l’exploitation des employés parce qu’ils s’imaginent ne pas être des prolétaires eux-mêmes. Et les patrons se frottent les mains et entretiennent soigneusement cette confusion : elle leur permet d’avoir des relais serviles et zélés pour mieux presser le travailleur tout en en faisant porter la responsabilité à des sous-fifres clairement identifiables par les exploités. J’avais déjà écrit sur ce marché de dupes qui utilise l’illusion d’être du bon côté du manche pour faire faire le sale boulot entre dominés. Évidemment, l’opposition travail/capital est structurante et il ne s’agit nullement de l’évacuer de l’analyse. D’ailleurs, dans son livre d’où est extraite cette citation, Frédéric Lordon le rappelle bien : pour lui, le rapport salarial, c’est-à-dire cette asymétrie objective entre des travailleurs dénués de tout, qui ne peuvent faire autrement pour vivre que d’échanger leur force de travail contre de l’argent, et des capitalistes qui, eux, possèdent tout, demeure le cadre structurant de l’enrôlement capitaliste. Toutefois, il est fondamental de montrer aussi combien ce cadre structurant ne se résume pas à une opposition manichéenne, les cadres illustrant bien une intrication ou un entremêlement entre le travail et le capital. D’un côté, on a en effet un statut qui les range du côté des salariés, leur faisant dire parfois qu’ils seraient des travailleurs comme les autres, les « grouillots de base » ou les « OS de l’an 2000 ». De l’autre, on a aussi des individus qui adhèrent à des valeurs, des modes de vie, des attentes, des conceptions du travail et de l’entreprise qui les rapprochent des classes dirigeantes. Source : BALLAST | Gaëtan Flocco : « Tous les sujets ont intériorisé les catégories capitalistes » S’il a un petit pécule et pas mal d’avantages immédiats, le cadre oublie un peu trop facilement que son aisance vient tout de même du salaire et non pas de la rente (même s’il tente de s’en constituer une dans le temps !) et qu’il suffit que le capitaliste lui retire son poste de travail pour que tous ses avantages disparaissent. Il est en fait aussi dépendant que le petit employé des systèmes de solidarité sociale qu’il conchie pourtant abondamment tant il croit être au-dessus de cela, voire en compétition avec des dispositifs qui lui coutent (et entament son rêve de rente), alors qu’en fait, même s’il mettra un peu plus de temps à consommer ses éconocroques, le chômage, ce grand égalisateur par le bas, le remettra forcément à sa place de simple variable d’ajustement. Exploite-toi toi-même! La même arnaque est à l’œuvre avec la figure de l’autoentrepreneur, qui s’imagine petit patron et donc précapitaliste, alors qu’en fait, il n’est qu’un auto-exploité et surtout la nouvelle chair à canon de l’économie néolibérale : le sous-traitant isolé, sans aucune espèce d’assise ou de défense, livré tout ficelé aux appétits sans fin des grosses entreprises qui fixent unilatéralement les règles d’un jeu qui ne profite plus qu’à une toute petite poignée d’individus. Il s’imagine un aigle, alors qu’il n’est que le gros pigeon d’une autofiction, celle qui consiste à faire passer le pire des lumpenprolétaires, le travailleur à façon sorti du monde de Dickens ou de Zola, et marketé proprement pour devenir le prototype du nouveau capitalisme postindustriel. La figure de l’entrepreneur acquiert un rôle majeur dans la sphère publique depuis que la crise économique de 2008 a mis en évidence la difficulté d’intégrer socialement la population par le mécanisme du travail salarié. Comme il est désormais plus difficile de garantir un volume de travail suffisant et ininterrompu pour la majorité de la population, on voit apparaitre cette injonction à entreprendre, couplée à une rhétorique de type « poursuis tes rêves, pars à la conquête du succès. Car quand on veut, on peut ». C’est une manière de contourner les problèmes économiques structurels de nos sociétés occidentales, marquées par la crise des compromis sociaux de l’après-guerre. Pour moi, c’est une véritable crise de régime qui frappe une société dont la colonne vertébrale est l’emploi, en tant que voie d’accès à la citoyenneté, aux droits sociaux, à la consommation. Tout cela est en passe de s’effondrer. Source : Nous assistons à l’émergence d’un populisme néolibéral — Entretien avec Jorge Moruno Les déserteurs Ce qui est amusant, c’est que cette autofiction d’une réussite illusoire craquèle par ailleurs de toutes parts et que de plus en plus de ces nouveaux gagnants du Loto tentent d’échapper à leur félicité économique de pacotille. Dans le livre, j’évoque le cas d’un néoépicier parti d’une grande banque, qui m’a expliqué que son nouveau métier consistait à entreposer des produits, à les emballer pour ses clients et à voir ces derniers repartir avec le sourire avant de les consommer. Il pouvait visualiser sa contribution à l’économie, la dessiner, et cette simple possibilité avait pour lui un aspect très rassurant, car cela n’a rien d’évident quand on évolue par exemple dans le marketing digital bancaire. On parle d’une génération qui n’a connu que la société postindustrielle, c’est à dire concrètement des jobs dans le cadre desquels les bons élèves ne manipulent que des informations et ne travaillent que derrière un ordinateur. Ces métiers sont ennuyeux, désincarnés et paraissent vains. Source : Pourquoi des bac+5 quittent leur “métier à la con” pour conduire un food truck – Sortir – Télérama.fr Bien sûr, personne ne s’inquiète encore de l’impact de cette nouvelle concurrence déloyale (meilleur capital culturel et surtout financier) sur les travailleurs déjà en place qui vont probablement se retrouver encore plus disqualifiés qu’avant. Les jeunes cadres urbains s’imaginent avoir conquis une nouvelle authenticité, une nouvelle liberté, alors qu’ils ne sont que les pions d’un gigantesque jeu de chaises musicales où il n’y a plus que des perdants. En réalité, il s’agit plus exactement d’une cascade de dominos qui ne parviendra plus trop longtemps à cacher le grand processus de déclassement général qui est à l’œuvre. Il s’agit finalement d’une compétition sans merci pour accéder à des ressources jugées insuffisantes pour satisfaire à la fois les appétits voraces des classes dominantes et la frugalité organisée et toujours grandissante du plus grand nombre. Et que penser d’une organisation sociale qui investit lourdement dans la formation poussée d’une jeunesse dorée qui finit par venir reluquer les places des recalés du système éducatif ? Le grand recul The $16.60 per hour Ms. Ramos earns as a janitor at Apple works out to about the same in inflation-adjusted terms as what Ms. Evans earned 35 years ago. But that’s where the similarities end. Ms. Evans was a full-time employee of Kodak. She received more than four weeks of paid vacation per year, reimbursement of some tuition costs to go to college part time, and a bonus payment every March. When the facility she cleaned was shut down, the company found another job for her: cutting film. Ms. Ramos is an employee of a contractor that Apple uses to keep its facilities clean. She hasn’t taken a vacation in years, because she can’t afford the lost wages. Going back to school is similarly out of reach. There are certainly no bonuses, nor even a remote possibility of being transferred to some other role at Apple. Yet the biggest difference between their two experiences is in the opportunities they created. A manager learned that Ms. Evans was taking computer classes while she was working as a janitor and asked her to teach some other employees how to use spreadsheet software to track inventory. When she eventually finished her college degree in 1987, she was promoted to a professional-track job in information technology. Less than a decade later, Ms. Evans was chief technology officer of the whole company, and she has had a long career since as a senior executive at other top companies. Ms. Ramos sees the only advancement possibility as becoming a team leader keeping tabs on a few other janitors, which pays an extra 50 cents an hour. They both spent a lot of time cleaning floors. The difference is, for Ms. Ramos, that work is also a ceiling. Source : To Understand Rising Inequality, Consider the Janitors at Two Top Companies, Then and Now, The New York Times Même si Google n’est pas réellement notre ami, un petit passage par son traducteur permettra aux moins anglophones d’entre nous de profiter de l’édifiant contenu de cet article américain. En substance, il s’agit de faire comprendre en quoi notre système économique a lentement glissé ces 40 dernières années d’une promesse de prospérité pour tous à une machine à produire des inégalités de plus en plus profondes et de moins en moins réversibles. Pour ce faire, le journal de référence des intellos d’outre-Atlantique compare le destin de deux femmes concierges noires de grandes entreprises capitalistes puissantes et établies, à 35 ans d’écart. Dans le premier cas, les conditions sociales du travail de la femme de ménage de Kodak lui ont permis de se soigner, de partir en vacances et surtout de s’instruire. Grâce à ce véritable capital que l’on va qualifier de discret (parce qu’il ne se voit pas du tout sur la fiche de paie), cette femme a eu les moyens concrets d’évoluer dans la hiérarchie sociale et de devenir elle-même quelqu’un de la classe supérieure du prolétariat : une cadre. Dans le deuxième cas, avec un salaire qui a pourtant l’air équivalent sur le compte en banque, la femme de ménage d’Apple… n’est en fait plus femme de ménage d’Apple, l’une des plus grosses concentrations de fortune du monde actuel. Elle n’en est qu’une sous-traitante, sans aucun avantage social : sa vie est difficile, elle ne part pas en vacances, a du mal à se soigner, n’a plus accès à la formation et son seul horizon, c’est de finir dans le même job, avec 50 cents de plus de l’heure. La différence entre les deux ? Le cadre légal et social du travail. Ce que Macron et son gouvernement se proposent de liquider promptement d’ici la fin de ce mois. L’hégémonie d’une pensée capitaliste sans entrave, tout entière vouée aux profits du patronat et des rentiers et qui s’appuie sur une exploitation sans vergogne et sans limites du plus grand nombre. L’explosion des inégalités à un niveau oublié depuis les Dickens et Zola cités un peu plus tôt et leur verrouillage à tous les étages, dès le départ. Le retour d’un monde de caste, d’une société féodale où tout le monde reste bien à sa place sans espoir d’évolution autre que l’intensification de l’exploitation. Les enfants d’ouvriers sont surreprésentés dans les filières professionnelles et techniques. Ils regroupent 38 % des élèves de CAP, 36 % des bacs pros. En première et terminale technologique, leur part est équivalente à celle de la population des parents en sixième 26 %. Plus on s’élève dans le cursus, moins ils sont présents : ils ne forment que 16 % des filières générales des lycées, 12 % des étudiants à l’université, 7 % en classes préparatoires et moins de 3 % des élèves des écoles normales supérieures. Inversement, la part des enfants de cadres augmente : 29 % en filière générale du lycée, le double dans les écoles normales supérieures. Source : Du collège aux filières d’excellence, la disparition des enfants d’ouvriers — Centre d’observation de la société Une mécanique mise en place à tous les niveaux de la société depuis des décennies et qui commence à donner les résultats escomptés… sauf que ce ne sont pas ceux que l’on vous avait promis pour vous endormir. Bref, il serait temps qu’on cesse de se faire berner par les imaginaires de droite et que l’on inverse un peu la disposition du champ de ball-trap. Agnès Maillard source:https://www.levilainpetitcanard.be/articles/ailleurs/les-pigeons-qui-se-prenaient-pour-des-aigles_553687918 Partager la publication "Les pigeons qui se prenaient pour des aigles"